Home Éditos 49_Edito Regarde !

Regarde !

Édito au numéro 49/Septembre 2023/Le crapaud vert : beauté en péril - par Cécile Breton

« Une pluie légère, pendant quelques heures de nuit, avait vaporisé les sauges, vernissé les troènes, les feuilles immobiles de magnolia, et emperlé sans les crever les gazes protectrices dont s’enveloppait, dans un pin, le nid des chenilles processionnaires. »

Colette, Le Blé en herbe, 1923

Portrait de Colette à l’âge de 23 ans, par Ferdinand Humbert (1842-1934)
Portrait de Colette, âgée de 23 ans, par Ferdinand Humbert (1842-1934). L’un des portraits les plus célèbres de ce peintre qu’on qualifie parfois de “mondain” mais aussi “peintre d’État” puisqu’on lui doit, entre autres, le plafond du Petit Palais et les panneaux décoratifs de la mairie du XVe arr. de Paris.

Pour affirmer notre farouche opposition au traitement inégal des espèces animales dans la presse, j’ai pris l’habitude de surnommer Espèces la “revue des animaux moches”. En effet, ici trouvent refuge tous ceux qui, n’étant ni particulièrement adorables, ni spectaculairement terrifiants, sont habituellement condamnés à hanter les bas de pages et les rubriques bouche-trou de la “grande presse”… et même parfois de la petite, spécialisée, scientifique.

Hervé Rabillé, notre sémillant secrétaire de rédaction, sait à quel point faire de la recherche sur des trucs gluants n’aide pas à créer des liens sociaux, que ce soit dans les soirées mondaines ou même, parfois, au sein de la communauté scientifique.

Heureusement, vous êtes là !

Alors, osons le crapaud en couverture, notre it-beast de la rentrée ! J’avoue que ce n’est pas son physique qui m’a attiré au premier abord, mais le style de cet article, fluide et factuel, où transparaissait, par quelques superlatifs semés pudiquement çà et là, toute l’admiration de l’auteur pour l’animal. Alors j’ai commencé à bien le regarder, ce crapaud, avec son air dubitatif et son port trapu de bourgeois grassouillet. De près, les admirables motifs compliqués de ses taches vertes ponctuées et bordées de sombre, ressortant sur un dégradé terre de Sienne au gris rosé et la bille irisée de son œil, m’ont rappelé… Colette et Le Blé en herbe dont on fête cette année le centenaire.

Le lézard tyrrhénien, Podarcis tiliguerta, endémique de Corse et de Sardaigne.
Le lézard tyrrhénien, Podarcis tiliguerta, endémique de Corse et de Sardaigne, à contrejour pour que vous ayez bien à regarder pour trouver les points bleus qui ornent ses flancs (cliché C. Breton).

Comme les fenêtres des cottages anglais (ou les tableaux Art nouveau), cette histoire d’amours adolescentes est enchâssée dans des entrelacs de glycines saupoudrés de libellules. L’art de la description de la nature de Colette, si précis et si riche, rend mon croquis du crapaud bien austère et approximatif. Comment aurait-elle peint son portrait ? Les noms scientifiques que son précepteur de père égrainait l’ennuyaient… elle développa ce don grâce à l’extraordinaire acuité transmise par sa mère, Sido, dont tout l’enseignement se résumait à un mot : « Regarde ».

J’ai bien remarqué les petites taches cyan sous la poitrine du lézard tyrrhénien, mais combien d’autres charmants détails m’ont-ils échappé ? Combien d’extraordinaires beautés hantent l’herbe à nos pieds, nous entourent sans que nous en ayons même conscience ? Avec les noms scientifiques et sans le don de Colette, nous levons néanmoins un infime coin du voile dans ces pages.