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L’amour est aveugle (ou pas)

Édito au numéro 47/Mars 2023/Le langage des signes des céphalopodes - par Cécile Breton

Un gentil internaute a récemment surnommée Espèces “La revue des amoureux lucides du vivant”. Ce qui nous a fait immédiatement sourire, non pas tellement parce que c’était bien drôle, mais surtout parce que c’était bien vrai… et aussi parce que nous nous sommes trouvés bien sots de n’avoir pas trouvé la formule tout seuls. C’est ainsi, les choses vraies nous font plaisir, même énoncées par d’autres.

J’insiste sur ce dernier point car si l’on attribue à Platon la formule “l’amour est aveugle” c’est en référence à un passage des Lois où le philosophe n’évoque nullement l’amour romantique, mais l’amour-propre, celui que nous dispensons si généreusement à nous-mêmes et nous masque la vérité de ce que nous sommes. Ceci ferait-il de Platon un pionnier de l’étude des biais cognitifs ?

Mais revenons à nos amoureux lucides. L’oxymore est-il, ici, bien franc ? Autrement dit, opposons-nous tous lucidité et amour ? J’aurais tendance à penser que si par lucidité l’on entend “raison” et par amour, “passion”, nous sommes tous d’accord pour dire que, sous nos latitudes socioculturelles, les deux concepts sont riches d’une longue histoire conflictuelle.

Thémis, déesse de l’ordre établi
L’Amour est aveugle, comme la Justice qui, dans un souci d’équité, doit ignorer de quel côté penche sa balance. Le bandeau sur les yeux de Thémis, déesse de l’ordre établi, garantit son objectivité à l’exact opposé du sens donné à celui d’Éros, symbole de l’aveuglement des sentiments (gravure de Virgil Solis, 1514-1562, Rijksmuseum, Amsterdam).

Est-ce cela qui mena un triste matin cette journaliste de France Inter à dire à propos de Marie Curie : « Elle eut une vie amoureuse très riche… pour une scientifique » ? Si cette remarque naïve n’a pas noyé le médiateur de Radio France sous les courriers d’injures, c’est bien que l’idée reçue qui oppose raison et passion a encore de beaux jours devant elle.

Même si l’on s’en défend, bien d’autres concepts s’affrontent spontanément dans notre esprit : “littéraire” et “matheux”, “intellectuel” et “manuel”, “mécanique” et “féminité”, “délicatesse” et “masculinité”. Non pas parce qu’ils sont incompatibles, mais parce que nous – et les catégorisés les premiers – sommes convaincus qu’ils le sont. Ainsi, certaines femmes éviteront tout ce qui ressemble à un moteur par sentiment d’infériorité et certains intellectuels (ou se considérant comme tel) mépriseront tout ce qui ressemble à un tournevis, par sentiment de supériorité cette fois (ou par peur que leur incompétence n’apparaisse au grand jour). Tiens, revoilà l’amour-propre.

La Vérité sortant du puits (1896), de Jean Léon Gérome
La Vérité, quant à elle, mère de la Justice, sort du puits entièrement nue, les yeux grand ouverts et, dans ce tableau de Jean-Léon Gérôme, passablement énervée et armée d’un chat à neuf queues pour “châtier l’humanité” (Jean Léon Gérôme, 1896, musée Anne de Beaujeu, Moulins).

Pour ceux d’entre vous qui pensent légitimement que les tournevis n’ont rien à faire dans une revue d’histoire naturelle, je m’explique. Comme les espèces, les écosystèmes ou les nuages, les catégories sociales sont des ensembles qui réunissent un certain nombre de “trucs” qui ont suffisamment de “choses” en commun pour qu’on puisse les penser en groupe. C’est ce que font les sciences de la nature dont les objets sont si complexes et si variés. Comme le répète Guillaume Lecointre dans ces pages, les sciences inventent ces catégories dans un but précis, elles n’existent pas en tant que telles.

Alors on peut être cheffe de chantier, aimer les jeux vidéo et la musique élisabéthaine ou parler de ses émotions en changeant la couleur de sa peau puisque, pour nous autres êtres vivants, tout est possible, comme d’apprécier la beauté de ces vérités qui cherchent rarement à nous séduire.