Home Éditos 41_Edito Allégorie de l’arborescence

Allégorie de l'arborescence

Édito au numéro 41 / Septembre 2021 / Comment les arbres déjouent les lois de la physique - par Cécile Breton

Il se peut que, si vous postulez un emploi, on vous demande de dessiner un arbre. Pourquoi un arbre ? Vos aptitudes artistiques attesteraient-elles de vos compétences en comptabilité ?

Dans notre dernier numéro, vous avez pu lire l’étude d’A. Miralles, M. Raymond et G. Lecointre qui mettait en évidence le lien entre notre degré d’empathie avec les autres espèces et la proximité du lien phylogénique que nous avions avec elles. Pour résumer, nous sommes plus enclins à la compassion confrontés à la souffrance d’un singe qu’à celle d’une étoile de mer (pour autant qu’elle puisse l’exprimer). Mais il existe une exception, et c’est un arbre, le chêne.

Alors, si l’on vous demande de dessiner un arbre, c’est parce que, dans les années cinquante, un certain Charles Koch, directeur de l’institut psychotechnique de Zurich, a formalisé un test qui postule que l’arbre est une projection de la personnalité. D’après lui, le sujet testé, pensant que l’on juge son habileté, laisserait filtrer dans “son” arbre l’image de son monde intérieur.

Je passe sur le procédé d’analyse du dessin, extrêmement détaillé, qui fait correspondre les caractéristiques de l’arbre (rapport de la hauteur du tronc à celle de la couronne, présence ou absence de racines, de fruits ou de branches, couleurs, etc.) avec des traits de caractère. De nombreux sites internet vous expliquent comment déjouer les pièges de ce test : pour exemple, évitez de dessiner un saule avec un tronc irrégulier, on vous cataloguera dépressif (fastoche).

« Ces productions élémentaires, curieux dessins, arbres de Saturne, se forment d’abord autour d’un germe au noyau de la nature d’une sensation… Et cette arborescence progressive et successive, s’étend d’elle-même, se rencontre elle-même, s’oppose des rameaux, perd son fil, se méconnaît régulièrement comme suivant une loi.[…]Explorer l’hybridation de deux itinéraires : Arborescence-Allégorie. » Paul Valéry, Cahiers.

Charles Koch le dira lui-même « Dessiner un arbre constitue techniquement un problème vraiment difficile. » Le dessin, c’est effectivement de la technique. Dans les académies, on vous apprend à dessiner un être humain (ou un autre animal) en le dépiautant : squelette d’abord, musculature ensuite et, une fois les connaissances acquises, vous êtes capables de le représenter dans toutes les positions. Un arbre, c’est autre chose, parce qu’il y a des milliers de variations possibles d’un individu à l’autre. Il y a bien un principe de base qui préside à l’enchainement des branches à partir du tronc, mais trop de paramètres entrent en jeu à chaque naissance de branche, à chaque éclosion de feuille. Si, comme nous l’affirmons en couverture, les arbres se moquent de la physique, je ne suis pas loin de penser qu’ils se moquent aussi des mathématiques. On a beau comprendre la règle, elle ne semble exister que pour ses exceptions.

Je ne ferai pas de correspondance entre notre amour des chênes et les théories de Koch parce que, soyons sérieux, ce test a autant de validité scientifique que la phrénologie, l’astrologie ou même la graphologie. Il en dit plus sur le désarroi des recruteurs devant la complexité de l’âme humaine que sur votre personnalité (surtout si vous avez lu ce qui précède).

L’arbre qui, pour Charles Koch, fait de vous un être équilibré et, par extension, un employé modèle (et probablement assez ennuyeux).

Arbre de la Connaissance, arbre de laLiberté ou arbre à palabres… la symbolique de l’arbre est, dans nos cultures comme dans d’autres, usée jusqu’à la corde. Cette omniprésence, qui va jusqu’à l’avers de nos euros – l’aviez-vous remarqué ? –, explique peut-être le lien mis en évidence entre Homo et Quercus. Mais je préfère penser que cet être à nul autre pareil doit notre admiration à la façon dont il se déploie, tel le Vivant, sur d’infinies variations à partir d’une règle commune.