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"Beau et informatif"

Édito au numéro 35/Mars 2020/La tumultueuse histoire des mammifères du Nouveau Monde - par Cécile Breton

« L’iconographie nous assaille comme un voleur dans la nuit – de façon puissante et remarquablement efficace, et pourtant si silencieuse que nous ne détectons pas son action.»
Stephen Jay Gould

Dans cette illustration de The foundations of history de S. B. Schieffelin (1864) inspirée des « restaurations » du Crystal Palace, l’animal le moins terrifiant (et bien évidemment celui qui se fait agresser) est finalement le plus proche de ses reconstitutions actuelles. Les autres ont aussi beaucoup maigri depuis.

Lorsque les premiers dessins animés japonais sont arrivés sur nos écrans, les programmateurs de télévision se rendirent peu à peu compte du fossé existant entre les deux conceptions de l’animation européenne et nippone. En effet, pour nous Français, “dessin animé” était égal à “enfant”. Les Japonais, en revanche, disposaient déjà d’une offre à très large spectre, du plus sirupeux au plus violent, en passant par les séries vaguement érotiques destinées aux adolescents et qui donnèrent quelques sueurs froides aux équipes de Récré A2.

Sous nos latitudes, le dessin animé est donc passé de façon assez abrupte à l’âge adulte par acculturation. Le phénomène a été plus graduel pour passer de la “bande dessinée” à la BD, mais il a bien eu lieu, car qui aurait parié dans les années quatre-vingt que l’on pourrait lire un jour l’interview d’un auteur de BD dans Télérama ?

Maintenue hors du domaine sacré des “Arts majeurs”, l’illustration a longtemps été considérée “seulement” comme un artisanat. Pour beaucoup encore, l’illustrateur, dont la production est inféodée au texte, n’est que l’esclave de l’intellectuel créateur. Que pèse un rigolo qui fait des mickeys face à un type qui produit des concepts ? Tous les métiers manuels subissent ce mépris car, dans nos cultures, le corps et l’esprit sont déconnectés. Ne tirons pas sur l’ambulance de la tradition judéo-chrétienne même si elle le mérite.

Ainsi, avons-nous beaucoup sous-estimé les illustrations qui, heureusement, comptent des “intellectuels” parmi leurs défenseurs, et non des moindres. Dans cette phrase en exergue, tirée de la préface du Livre de la Vie intitulée “Les reconstitutions du passé (et comment elles ont été faites)”, le paléontologue Stephen Jay Gould chante les louanges de ceux qui rendent la vie aux fossiles et fait une analyse pénétrante de l’évolution des représentations du “passé profond”.

Il montre ce que les reconstitutions ont apporté à la science par les échanges qu’elles ont fait naitre entre les artistes et les scientifiques, bousculant parfois ces derniers. Pour les historiens des sciences, elles sont une mine d’informations sur la façon dont nous percevons le monde animal et son évolution car « Retracer la manière dont la reconstruction des animaux fossiles a changé au cours du temps offre, en fait, un passionnant raccourci de l’histoire de la société et de celle de ces idées. »

Notre vision des bêtes du passé s’est profondément modifiée grâce à des “Mazan” qui les rendent à la vie toujours avec autant de sérieux mais avec un peu plus de gaité et de légèreté qu’hier. Adieu les sombres jungles surpeuplées où tyrannosaures et tricératops s’étripaient à tout-va et adieu les terribles lézards de Charles R. Knight, si réalistes qu’ils en devenaient surréalistes.

Charles R. Knight a forgé dans nos esprits l’image des dinosaures et sans doute influencé la paléontologie elle-même. En 1897, on ne rigole pas avec Dryptosaurus.

Si l’on demande de moins en moins aux dessinateurs quel est leur “vrai métier”, leur statut n’en reste pas moins terriblement fragile. J’en veux pour preuve les milliers d’illustrateurs, photographes, scénaristes et auteurs de BD actuellement pris dans une tourmente administrative sans précédent. En faisant passer la gestion de leurs droits des Agessa à l’Urssaf, la machinerie fiscale leur a réclamé des sommes considérables sur des revenus pas encore perçus. Puis, elle s’est aperçue, benoitement, que pour pas moins de 186 000 artistes-auteurs, les cotisations à l’assurance vieillesse n’avaient jamais été prélevées… depuis 40 ans. Pourquoi prévoir une retraite à ces grands enfants ? Devons-nous aussi ce dramatique couac administratif à l’idée persistante que, comme le savent bon nombre de jeunes post-doctorants « on ne va pas payer les gens pour faire des choses qui les amusent ». Car le travail c’est la souffrance et le salaire le prix de cette souffrance.

Alors, avec Stephen Jay Gould qui considérait les livres d’images, beaux et informatifs comme étant parmi les produits les plus magnifiques de l’édition, rendons hommage à Mazan, Arnaud Rafaelian, Florine Corbara et à tous ceux qui les ont rejoints ponctuellement dans ces pages, car ils rendent Espèces toujours plus belle, instructive et drôle. Merci.