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Les chats sont-ils fous ?

Édito au numéro 33/Septembre 2019/D'où viennent nos chats ? - par Cécile Breton

— « D’abord, » dit le Chat, « un chien n’est pas fou ; vous convenez de cela. »
— « Je le suppose » dit Alice.
— « Eh bien ! » continua le Chat, « un chien grogne quand il se fâche, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fâche. Donc je suis fou. »

Le chat du Cheshire (ou de Chester) peut apparaitre et disparaitre à volonté, comme tous les chats (illustration de John Tenniel pour Alice au pays des merveilles, 1869).

Je n’ai pas appris à lire le chat. Rien ne résume mieux la bouffée de confusion qui m’envahit lorsqu’apparait un chat que ce dialogue d’Alice au pays des merveilles. Je n’irai pas jusqu’à dire, comme le Chat du Cheshire parlant de sa propre espèce, qu’ils sont fous, mais ce sont pour moi des êtres irrationnels ou, pour le moins, d’une rationalité qui n’est pas la mienne ! Cela ne m’empêche aucunement de les admirer pour leur élégance, leur agilité et leurs yeux pailletés… mais à distance de peur qu’un quiproquo ne surgisse entre nous.

Pour en arriver à cette conclusion, le chat du Cheshire postule que les chiens sont sains d’esprit, mais il est permis d’en douter ! Encore une fois, il y a autant de façons de percevoir les choses, et les bêtes, que d’humains sur cette Terre. Nos expériences, nos connaissances façonnent sans cesse le monde qui nous entoure et les limites de notre cerveau font le reste. Mais il y a certaines règles communes à (presque) toute humanité et que les sciences ont nommé “biais cognitifs”. Personne ne leur échappe car ils sont le résultat de processus évolutifs et sociaux qui ont été (et sont parfois toujours) favorables à notre espèce. Malheureusement, notre espèce se prend souvent les pieds dedans.

Le cardinal de Richelieu ne dominait pas que les chats, mais aussi le jeune Louis XIII (ici à genoux devant le cardinal). Illustration de Jacques Onfroy de Bréville (dit Job) paru dans Jouons à l’histoire !, 1933.

Par exemple, “l’appel à l’ancienneté” rendra plus rassurant un remède utilisé depuis des siècles, et son pendant “l’argument de la nouveauté”, nous fera préférer tout ce qui a été récemment mis au point. “L’appel à la nature” nous donne l’illusion que tout ce qui vient de la nature est beau et bon pour l’homme. Pour notre intuition, les solutions simples sont toujours les meilleures, mais se révèlent souvent être les plus inexactes.

Combien d’entre vous ont conclu, après cette introduction, que je n’aimais pas les chats ? Ce n’est pas ce que j’ai dit pourtant. Peut-être même, si vous les aimez, en avez-vous conclu que j’étais déstabilisée par leur indépendance et leur subtilité et que cela frustrait mon besoin viscéral de domination que seul un chien permet d’exercer (on voit de tout sur les réseaux). On ne compte plus les exemples de grands artistes ou d’écrivains amoureux des chats non ? Colette, Baudelaire, Perec, Dutronc…

Si c’est le cas, vous avez été victime de plusieurs biais (et quand je dis “vous”, cela aurait tout autant pu être moi) dont l’un des plus puissants : l’erreur fondamentale d’attribution. Elle consiste à négliger les aspects contextuels dans l’interprétation d’un comportement et à surestimer les explications liées à la “nature” de l’individu. Si vous avez interprété mes réactions face aux chats comme étant un trait de ma personnalité (cause interne) vous avez omis d’autres causes qui pourraient être, par exemple, le fait que je n’ai jamais eu l’occasion de vivre avec des chats ou que j’ai été attaquée par un chat (causes externes). Pour juger le comportement d’une personne, nous ne nous interrogerons pas sur les évènements qui ont pu l’amener à agir, nous considérons que ce qu’elle fait est une conséquence de ce qu’elle est. Plus largement, “l’erreur ultime d’attribution” nous amène à appliquer cette erreur à un groupe entier : la couleur de sa peau, sa profession, son âge ou ses choix vestimentaires expliquent alors les paroles, les actes et les intentions de l’autre.

C’est ainsi que nait le racisme, mais c’est aussi ce qui fait la cohésion d’une société en nous permettant d’identifier rapidement l’autre comme appartenant à notre clan… même pour de mauvaises raisons. Ce bon vieux copain, le “biais de confirmation” qui consiste à omettre inconsciemment les informations qui iraient à l’encontre de nos convictions, emballe tout cela dans une moelleuse apparence de logique. Dans le cas qui nous intéresse, il nous fait oublier qu’il n’y a pas que les poètes qui vouent un culte à Bastet, mais aussi de féroces hommes de pouvoir comme Richelieu : “L’homme aux quatorze chats” avait nommé sa préférée “Soumise”.

Les biais sont les premiers ennemis des sciences comme de tous ceux qui traitent l’information et souhaitent rester les plus objectifs possible. Agissant sournoisement dans l’ombre au cœur même de nos raisonnements, ils imposent d’être sans cesse en éveil, de nous méfier de nous-mêmes, de nous interroger perpétuellement sur ce qui nous anime et nous motive… bref, de vivre dans un perpétuel inconfort.