Hold-up sur les musées
• 2019/numéro 34 - Décembre 2019
Par Guillaume Lecointre professeur du Muséum national d'histoire naturelle
Illustration d'Arnaud Rafaelian
Ouvrez les musées à tous les vents ! Venez faire vos courses dans le grand bazar des représentations du monde ! Vous pensez que la platitude de l’horizon prouve que la Terre est plate ? Constituez-vous en groupe de pression et venez promouvoir votre vitrine ! Vous êtes créationnistes ? Vous pensez que les espèces sont immuables et sont le fruit d’une conception intelligente ? Non, vous n’êtes pas une minorité opprimée par le pouvoir scientiste, la preuve : vous avez votre vitrine dans le nouveau musée que vous prépare l’International Council Of Museums (ICOM). Vous êtes d’origine extra-européenne ? Vos ancêtres ont été spoliés par le colonialisme ? Allez, vous avez gagné un lot de consolation : venez mettre votre religion dans la vitrine du nouveau musée ! Y’en aura pour tout le monde !
Car en décembre 2018, le conseil international des musées (ICOM) a publié des recommandations préparatoires pour une nouvelle définition du musée. On peut y lire :
« Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artéfacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer, et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. »

Il y a à prendre et à laisser dans ces propositions dégoulinantes de bonnes intentions. Un but non lucratif, l’égalité d’accès, par exemple, on ne peut qu’adhérer. Mais il reste un énorme trou dans la raquette. On voit se mettre en place une “collaboration active avec et pour diverses communautés”. En France, on paye des agents de l’état pour garantir un bien public, c’est-à-dire la fiabilité d’un discours interprétatif qui donne du sens à l’intention muséale ; ce ne sont pas des communautés qui “étudient”, “interprètent” et “exposent” leurs visions du monde, et encore moins “pour elles”. Mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises :
« La définition du musée doit être ancrée dans la pluralité des visions du monde et des systèmes de pensée et non dans une tradition scientifique occidentale unique ».
On parle de “lieux polyphoniques”, c’est-à-dire où plusieurs prises de paroles coexistent, mais on relègue le discours scientifique au rang de “tradition”, comme si en science il existait aujourd’hui de telles “traditions”, l’une occidentale et d’autres… lesquelles ? N’importe quelle assertion peut-elle être considérée comme “scientifique” ? On peut dans un musée faire témoigner des humains sur leurs traditions. Mais ce témoignage doit documenter un métadiscours dont le rôle est d’offrir une connaissance dont on fait le pari qu’elle constitue un bien public, et non pas le seul bien d’une communauté, quelle qu’elle soit. Il serait extrêmement pernicieux de mettre sur le même plan les résultats scientifiques, régulièrement remis en cause par la découverte de faits nouveaux (c’est leur nature même), et des visions identitaires du monde et donc souvent tenues pour immuables, d’autant plus qu’émanant parfois de volontés politiques ou religieuses.
La notion de “tradition scientifique” tourne explicitement le dos au caractère universel des connaissances et, au premier chef, des connaissances scientifiques. Certes, avant la révolution scientifique de la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, il y eut un âge d’or des sciences arabo-musulmanes entre les VIIIe et XIVe siècles, il y eut les sciences de l’Antiquité gréco-latine, celles de l’Inde et de la Chine…
Mais ces distinctions valent pour une époque où le monde culturel était encore relativement cloisonné. Aujourd’hui les journaux scientifiques, quelle que soit la discipline, ont leurs tables éditoriales dans tous les pays du monde. Ces régionalisations du passé ne se sont pas perpétuées en “traditions”. Et, même à ces époques reculées, la science constituait déjà une démarche de connaissance non dogmatique et de portée universelle. Mais de glissements en imprécisions, on trouve cette phrase :
« Les musées en tant qu’institutions ont été fondés à la croisée de la quête de la connaissance et des nouveaux paradigmes scientifiques, marqués par la violence extrême mise en œuvre par les puissances européennes pour coloniser l’Amérique, l’asservissement des populations africaines, les persécutions religieuses et les expulsions en Europe. »
…où “de nouveaux paradigmes scientifiques” (lesquels ?) sont confondus avec le colonialisme. Les musées sont pris en hold-up par une sorte de complexe postcolonial, par les politiques anglo-saxonnes de droits différenciés. Les pays d’Amérique du Nord et l’Australie, notamment, pèsent lourd dans la balance pour donner la voix dans les musées dédiés aux Natives, derniers représentants des anciennes nations jadis opprimées. Certes, cela part d’un bon sentiment, mais… si le musée devient une juxtaposition de témoignages, c’est alors l’expropriation de la science des musées qui se prépare, ainsi que la communautarisation des représentations remplaçant un savoir conçu en tant que bien public. Les professionnels des musées doivent se mobiliser pour refuser cette pression anglo-saxonne et fonder leur action sur un universalisme fédérateur, et non erronément pensé comme niveleur.
Le 7 septembre dernier à Kyoto, l’assemblée générale de l’ICOM (140 pays) a débattu trois heures durant, au cours desquelles les représentants réticents à cette nouvelle définition se sont fait qualifier de “passéistes”. Ce qui traduit une absence d’arguments de fond de la part des promoteurs de celle-ci. La vigueur des débats a provoqué un report du choix d’une nouvelle définition dans un an, report voté à 70 %. Rien n’est encore perdu, mais rien n’est gagné non plus.