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L'histoire naturelle est un gros mot !

Quand les stratégies économiques détruisent l’identité d’un lieu

• 2020/numéro 35

Par Guillaume Lecointre, professeur du Muséum national d'Histoire naturelle
et Patrick Martin, chercheur à l’Institut royal de Sciences naturelles de Belgique
Illustration par Arnaud Rafaelian

Un musée d’histoire naturelle doit faire de l’argent. Sous ce règne radieux de l’économisme, il doit trouver ses ressources tout seul. Les États, en principe garants du bien public, s’en remettent à la faisabilité économique de son maintien, à défaut de volonté politique pour son renouveau. Pour se rénover, il doit faire appel à des sponsors, et passer par une étape de “branding”. Le branding, c’est quoi ? C’est la refonte de l’identité dans une logique de gestion d’image de marque(s) commerciale(s). Et, simultanément, la constitution d’une “tribu” de clients autour de cette marque, qui va la défendre à la place du fabricant. Lequel économise ainsi les frais de pub. Quelle pourrait être la marque d’un musée ? Un musée d’histoire naturelle, c’est un truc pour les mouflets et leurs grands-parents. Pour attirer les branchés, renommez-le Biospace. “Bio”, parce que la biodiversité s’érode : la préoccupation est tendance. “Space”, parce que ça fait techno. L’anglais ? Soumettez-vous. Si vous visez les adeptes des tisanes bio, appelez ça Naturalium. Si vous visez les clients de Nature & Découverte, appelez ça Naturalis. Vous voyez la démarche : il faut que le musée d’histoire naturelle local devienne une marque promue par ses clients. C’est ainsi que le terme d’“histoire naturelle” disparait des intitulés de musées d’histoire naturelle. Ce n’est plus le contenu réel qui doit être signifié, mais un hameçon à portemonnaie. Avec un appât en forme de fantasme, de symbole, d’où sont évacuées les promesses de science et de compréhension rationnelle.

Il arrive qu’un musée d’histoire naturelle soit réuni avec un autre musée, l’histoire naturelle disparait alors de son intitulé. C’est ainsi qu’on aura bientôt à Rouen un musée orné d’un joli nom, issu de la fusion de l’actuel musée d’histoire naturelle et du musée des Antiquités. Mais cette raison n’est pas toujours suffisante. À Lyon, l’ancien musée d’histoire naturelle Guimet était déjà une fusion de collections d’histoire naturelle et de collections d’ethnosciences. Sa nouvelle version s’appelle désormais musée des Confluences, un nom qui occulte son contenu. Sauf si on lit le mode d’emploi : c’est la confluence de l’histoire naturelle, de l’ethnologie, de l’anthropologie et des sciences sociales… Néologisme oublieux du fait que l’histoire naturelle comprenait déjà, conceptuellement, la caractérisation de la diversité humaine, y compris dans sa dimension émergente qu’on appelle culturelle. À Besançon, le musée d’histoire naturelle est devenu le Naturalium, après avoir failli s’appeler Biospace (véridique !). À Leiden, le branding a fait du musée d’histoire naturelle national Naturalis. Vous êtes amateur de vin d’Espagne bio ? Vous serez ravi par la nouvelle appellation de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique (IRSNB), qui sera dévoilée au printemps prochain. Néologisme à consonance vaguement latine, elle permettra aussi d’épargner les sensibilités linguistiques des communautés institutionnelles du pays.

Une pincée d’écolo-responsabilité, une pincée de techno-futurisme, une pincée ludique, et la marchandise est emballée. À Toulouse, “Histoire naturelle” a sauté : le logo et l’adresse postale du muséum portent le seul nom de muséum de Toulouse.

Le branding est une affirmation brutale des stratégies publicitaires au détriment de ce qui fait du lieu un lieu de savoir. Les collections d’histoire naturelle que l’on expose au public dans les grands musées sont pourtant des biens publics. Le commerce, qui accompagnait jadis à la marge un moment de savoir, est devenu une fin en soi. C’est la vente, et non le savoir, qui est mise au premier plan. On peut lire dans un rapport des consultants Technopolis à l’IRSNB en 2017 les recommandations suivantes : « Positionner le client au centre de tous les services au public. Créer une structure qui permet aux visiteurs d’être considérés comme des clients […] Réunir les services Expositions et Muséologie, et créer un nouveau département centré sur le marketing, les partenariats et le sponsoring ». Traduction : concentrez les espaces où l’on réfléchit, développez les espaces où l’on vend. S’ensuivent des surfaces toujours croissantes de magasins à peluches dans les halls des musées et une démotivation des agents qui avaient grandi dans le sentiment de remplir une mission de service public.

Pas grave, ces ringards partiront gentiment en retraite, emportant avec eux leur passéisme, car le branding s’accompagne de mutualisation de services rendus par des contrats à durée déterminée consentis en rafale à des intellectuels précaires.

Le plus grinçant, dans cette tendance, c’est que le public continue à aimer les musées d’histoire naturelle pour l’histoire naturelle. Même sous cette appellation, ils restent les musées les plus populaires, dont la fréquentation se transmet au long des générations. Ce n’est pas l’hameçon du nom qui fait que le public se déplace, mais les promesses d’un contenu réel… qu’il s’agisse de s’émerveiller ou de s’instruire. Les deux, même : l’histoire naturelle est passée au cours de son histoire du stade du cabinet de curiosités à celui de musée scientifique, parce que l’émerveillement appelle l’explication.

La preuve : les musées d’histoire naturelle rénovés qui continuent à s’appeler d’ “Histoire naturelle” (Nantes, La Rochelle, le Muséum national d’Histoire naturelle à Paris) sont toujours autant fréquentés. Rien qu’à Paris, les fréquentations du MNHN sont en augmentation régulière depuis les années quatre-vingt et atteignent aujourd’hui près de 3 millions de visiteurs payants par an, sur l’ensemble de ses galeries et sites. Les galeries d’Anatomie comparée et de Paléontologie en particulier, sur le fronton desquelles est pourtant bien gravé dans la pierre “Muséum d’Histoire Naturelle”, ne désemplissent pas. Alors, les tenants du branding vous diront qu’avec un nouveau nom, on pourrait toujours faire mieux. Rien n’est moins sûr. Après Apple et Star Wars, tout le monde s’étant mis à faire du branding, la corde est usée.

Et le risque est grand que l’effet soit nul ou contraire à ce qui est attendu. Les musées d’histoire naturelle sont souvent des institutions plus que centenaires durablement inscrites dans le patrimoine culturel d’un pays. Elles jouissent d’une identité forte et déjà bien installée. Façonner une nouvelle identité fait courir le risque de créer un sentiment d’abandon, voire de trahison auprès de son public fidèle (ce que les gourous du branding appellent les “loyal customers”). Et ne parlons pas de son personnel.

Bravo à La Rochelle et à Nantes qui, malgré la marchandisation des musées, ont conservé leur nom de musée d’histoire naturelle sur leur adresse après rénovation ! Et surtout, bravo à Espèces, le seul titre de presse qui porte ce drapeau !

Pour en savoir plus

Collectif, 2017 – Manifeste du Muséum n° 1 : Quel Futur sans nature ? Coédition Reliefs-MNHN.