Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ?
Le Sphinx
Ô déception ! Nul renard polaire au doux regard interrogateur dans ces pages. Mais ne les refermez pas tout de suite, car nous allons vous parler d’une bête étrange qui ne manquera pas de vous intéresser. Elle déchaine en effet les passions depuis des millénaires… même si ce n’est qu’au sein de sa propre espèce. S’il arrive aux renards polaires de lui prêter attention, ce n’est que de façon fugace. Malgré ses efforts pour se donner plus d’importance qu’elle n’en a, son passage sur Terre se fait dans l’indifférence générale, à l’exception peut-être des chiens (et des chats ?), curieusement insensibles à son ingratitude. Par charité, nous nous garderons bien de le lui dire, tant sa survie dépend de son narcissisme.
Hé oui ! Ami lecteur qui avez vite compris, en regardant cette couverture, que c’était elle qui vous regardait.
L’une des singularités remarquables de ce singe nu, c’est qu’il semble incapable de penser la différence autrement qu’à l’aide d’une échelle. Sa marotte des hiérarchies l’amène à en créer au sein même de sa propre espèce. De la nation à l’individu en passant par le village, les représentants de cette espèce passent donc leur temps à la saucissonner sur la base de critères des plus fantaisistes. Ce faisant, et chacune de ces entités se plaçant au sommet de son propre système de valeurs, on croule sous les sommets. Mais laissons son gros cerveau rendre tout ceci très rationnel, il y est exercé.
Loin de moi l’idée de sacrifier à la mode qui consiste à le dézinguer, mon caractère me portant plus à la dérision qu’au combat. Car cet animal a – vous allez rire – souvent du mal à se souvenir qu’il en est un ! Imaginez donc sa surprise de se trouver, ici, sujet d’histoire naturelle.
Mon souhait est seulement que cette facétie picote quelque peu sa conscience, car il me semble que si l’horizon de notre espèce s’assombrit, c’est bien en raison de cet inquiétant penchant : le repli sur soi. De la montée des nationalismes à la mode du développement personnel, c’est bien vers l’intérieur d’elle-même que notre espèce semble évoluer. C’est pourquoi, non contents de rappeler à Homo sapiens la place qu’il occupe au sein de notre grande famille – et pour éviter de trop enfler son égo en lui consacrant un numéro entier – nous avons choisi de parler de lui avec les autres. En d’autres termes, de l’inviter à regarder dehors.
Les sciences du vivant nous donnent un recul, un point de vue de biais, salutaire, sur notre propre espèce, de même que l’histoire et l’archéologie nous montre la vacuité de toute cette agitation millénaire, de ces massacres stériles et de ces angoisses superflues. Alors, à l’occasion de cet anniversaire, j’espère que, pour plusieurs décennies encore, vous accompagnerez l’équipage d’Espèces dans son exploration de « nouveaux mondes étranges, à la découverte de nouvelles vies ».