Kyrnos Publications

Pollen et poésie

Édito

Édito du Numéro 31 (Mars à Mai 2019)

Les abeilles, familières et extraordinaires

Publié le 30 mars 2019

Bourdons hirsutes et trapus, parfois minuscules, presque toujours énormes et couverts, comme les hommes primitifs, d’un informe sayon que cerclent des anneaux de cuivre ou de cinabre. Ils sont encore à demi barbares, violentent les calices, les déchirent s’ils résistent, et pénètrent sous les voiles satinés des corolles comme l’ours des cavernes entrerait sous la tente, toute de soie et de perles, d’une princesse byzantine.

Maurice Maeterlinck
La vie des abeilles, 1901.

Au purgatoire de l’art, les symbolistes prennent la poussière. Mouvement figuratif, allégorique, mystique, il a été le dernier râle de l’esprit d’un siècle qui s’éteignait : le XIXe.

Les symbolistes exaltaient le “monde de l’esprit” et peuplaient leurs œuvres de femmes désincarnées et sensuelles flanquées d’un fouillis de personnages et de monstres issus du théâtre shakespearien, des mythes germaniques, gréco-romains ou bibliques. Ils revendiquaient la part du rêve en réaction au décor cru des cheminots et des mineurs dépeint par les naturalistes.

Soigneusement maintenus au ban de l’histoire de l’art par ceux qui disent ce qu’il est bon de trouver beau, le petit peuple des galeristes et des marchands d’art, ils n’étaient plus que les ancêtres honteux du surréalisme.

Heureusement tout ce qui a été un temps “ringard” devient un jour “classique” et ce qui a été hier expulsé des galeries du Ve arrondissement finira demain sur les cimaises du Grand Palais. C’est ainsi que la femme de Fernand Khnopff et l’araignée d’Odilon Redon sont récemment réapparues… à mon grand soulagement, car j’en ai soupé des impressionnistes (même si je ne serais pas aussi péremptoire qu’Odilon Redon qui les disait “bas de plafond”).

Si, en France, le mouvement ne survivra que péniblement au tournant du siècle, il restera florissant au début xxe en Belgique, notamment grâce à des poètes comme Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck, un prix Nobel de littérature oublié. Curieusement pour un poète, un des livres qui lui ouvrit les portes du panthéon s’intitulait La vie des abeilles. C’est bien là que je voulais en venir.

Amegilla cingulata, grand prix de l’espèce la plus kawaii* décerné par la rédaction d‘Espèces (cliché J. Niland/CC).

* Kawaii : pour ceux qui, comme moi, sont nés sous Pompidou, kawaii est un adjectif d’origine japonaise qui signifie “mignon” et plus anciennement “qui inspire la pitié” et fait référence à ces personnages (humains ou animaux) énervants à grosse tête et grands yeux mouillés.

Si Albert Einstein ne s’est jamais intéressé un tant soit peu aux abeilles malgré la citation qu’un ingénieux syndicat d’apiculteurs lui a attribuée : « Si l’abeille disparaissait de la surface du globe, etc. », Maurice Maeterlinck lui, oui ! Même si le poète n’avait pas plus de compétences que le physicien pour aborder scientifiquement le sujet, ni aucune ambition de le faire d’ailleurs, son récit prend néanmoins sa source dans quelques observations – dilettantes. Il faut lire La vie des abeilles, car si vous êtes sensible à la poésie fin de siècle, c’est troublant de beauté et si vous être biologiste ça vous fera marrer. C’est un magistral exemple d’anthropomorphisme assumé, enlevé, émerveillé et confit de jugements de valeur. Maeterlinck y exalte le sacrifice de la reine donnant le jour à ses futures rivales, juge que « la cellule hexagonale, y atteint à tous les points de vue la perfection absolue » et pleure le cruel gâchis de mâles. Certains s’en sortent moins bien, comme les bourdons, cités en exergue… mais avec quel panache ! Au long de ces lignes échevelées, le poète tente de saisir l’“esprit de la ruche” dans lequel il traque le mystère de l’humanité. Il s’y admire et s’y juge.

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L’artiste et activiste Vincent van Volkmer à la Berlin Art Week en 2017 (cliché H. Keller/CC).

Mais comment ne pas suivre un peu son chemin car, même si elles piquent un peu – malgré ce qu’affirme page 38 Bruno Corbara que l’amour aveugle –, elles collectionnent les vertus : sociales, intelligentes, bosseuses… et “trop kawaii” avec leur petit abdomen rayé, leurs grands yeux ovales et leur fourrure veloutée. Ne pouvons-nous pas apprendre quelque chose d’elles, sans tomber dans l’extrémisme symboliste mais en pratiquant un anthropomorphisme lucide et mesuré ?

N’y a-t-il pas des brouettes d’autres bonnes raisons de les protéger que leurs statistiques de rendement à la pollinisation ou les bienfaits de la gelée royale sur notre peau ? Des raisons gratuites : leur ingéniosité et leur beauté, par exemple, qui inspirèrent tant de poètes et d’artistes. Hier muses bucoliques du printemps, c’est aujourd’hui le grand danger qui pèse sur elles qui inspire un Vincent van Volkmer – qui peint en jaune et noir et s’habille comme elles –, ou un Ren Ri – qui leur fait faire des sculptures à l’intérieur des siennes.

Quels que soient les moyens, faisons en sorte que, pour toujours, comme l’écrivait si bien Émile Verhaeren en 1896 « […] comme des bulles légères, mille abeilles. Sur des grappes d’argent vibrent au long des treilles… »

Cécile Breton

Journaliste, rédactrice en chef d’Espèces

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Cet édito a été publié dans le Numéro 31 d'Espèces :

Les abeilles, familières et extraordinaires

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