Aaaah là là, c’est compliqué la vie hein ? (soupir). On croyait avoir tout bien rangé comme il faut et hop, voilà qu’elle s’échappe, qu’elle vous maltraite, qu’elle vous colle des baffes, à vous, le premier de la classe ! Il faut à nouveau tout ranger, tout lisser et, avec le temps, l’évidence de l’inutilité de cette tâche qui nous est pourtant si absolument nécessaire, apparait de plus en plus clairement. Une bonne grosse évidence qui nous force au plus important choix de notre existence : faut-il négocier, plier, supplier, l’accepter ou l’enfoncer au chaussepied dans un tiroir ? Si vous l’attendiez, je n’ai pas la solution… une vie n’y suffirait pas. Une seule science non plus d’ailleurs.
Nous n’allons pas vous le cacher, dans les forêts tropicales de Guyane, c’est le foutoir. La vie est partout, ça grouille et ça s’entredévore, ça glisse sur les branches et ça grimpe dans votre dos. N’importe quel chercheur normalement constitué sera un instant tenté de saisir la première bestiole qui lui tombe sous la main pour lui hurler dans les oreilles, si elle en a, « Mais pourquoi ? ». Même les taxinomistes n’y retrouvent pas leurs petits. C’est le royaume de la confusion.
Mais Bruno Corbara ne se laisse pas facilement décourager. Si vous avez de bons yeux, vous le verrez peut-être se refléter dans ceux des guêpes dont il a fait le portrait. Parce que Bruno aime les guêpes qui sont belles et qui font mal, comme la vie. Et nous aimons beaucoup Bruno qui assure désormais la présidence de notre association, Kyrnos, l’éditeur d’Espèces. Si vous lui devez ce beau numéro dont il a construit et supervisé le dossier, sachez qu’Espèces lui doit plus encore, car il est parmi ses plus fidèles et anciens parrains et certainement celui qui a le plus profondément plongé les mains dans le cambouis. Je sais que vous trouvez cette digression un peu longue, mais si je l’arrête ici, ce n’est pas pour vous, mais pour lui, dont je malmène certainement la retenue et l’humilité. Mais s’il y a une seule leçon que j’ai apprise de cette vie, c’est que certaines choses doivent impérativement être dites.
Je vous ai laissé en plan au milieu de cette pagaille tropicale, je viens vous rechercher. Pour comprendre ce qui s’y passe, il faut ranger, nommer, classer, simplifier parfois, démêler l’écheveau. Une fois que chaque bête et chaque plante a bien son collier avec son nom gravé dessus, il faut toutes les ressortir de leur tiroir pour les observer interagir avec leurs voisines, leurs cousines et même de parfaits étrangers. Mais bien vite le vertige nous gagne, car ces relations agissent à toutes les échelles, des grands écosystèmes planétaires au microbiote de votre estomac et, pour ne rien arranger, sont animées d’un perpétuel mouvement : alliances et conflits se tricotent et se détricotent sans cesse. Nous devons alors affronter une évidence : à nos pieds, c’est de nouveau un indescriptible fatras. Nous devons humblement accepter que nous ne saisirons jamais que d’infimes parties de cet inextricable réseau, nous ne pourrons donc jamais concevoir, dans sa totalité, dans toute son ampleur, la réaction en chaine provoquée par les perturbations climatiques et humaines. Mais ce travail de Sisyphe a une autre véritable et belle utilité : l’émerveillement de découvrir ces improbables associations entre guêpes, fourmis, plantes et champignons que Bruno Corbara et ses collègues vous offrent ici, et ce, en toute sécurité, dans votre salon bien rangé.