Au National Marine Aquarium de Plymouth, un immense mur d’eau occupe le fond d’une pièce sombre. Dans ce monumental réservoir de 2,5 millions de litres, le plus profond d’Angleterre, cohabitent les espèces de l’océan Atlantique. Les trajectoires des poissons fuselés traversant la scène sans un mouvement perceptible, croisent de paisibles voiliers, comme la rascasse, tandis que de petites formes colorées s’agitent frénétiquement autour d’un délicieux morceau. L’obscurité, les couleurs et les mouvements comme assourdis par le fluide forment un ballet hypnotique et apaisant. C’est la raison pour laquelle on place des aquariums dans les salles d’attente des dentistes.
Je m’engourdissais lentement lorsque, soudainement, elle est apparue, là, en haut à droite de l’écran. Une tortue verte. Souple, majestueuse, immense, elle descendait doucement vers moi comme descendrait le Saint-Esprit. Malgré la douceur de l’apparition, l’émotion fut intense : elle ne nageait pas, elle volait. En abaissant doucement ses grandes nageoires comme le ferait un oiseau, elle avait transformé comme par magie cette masse d’eau en air.
Voler ou nager finalement, c’est toujours se déplacer dans un fluide plus ou moins dense et pourtant, à ailes ou à nageoires, toutes les créatures ne se déplacent pas de la même manière… Rappelons-nous les efforts désespérés des pionniers de l’aviation pour imiter le vol des oiseaux. Combien ont couru ou pédalé à travers champs, harnachés de fragiles structures articulées, pour venir s’écraser, hors d’haleine, après un bond de quelques mètres ? Il a fallu du temps pour comprendre qu’il était possible de voler sans voler comme les oiseaux. Le biomimétisme, ça ne fonctionne pas à tous les coups ! Ce n’est pas seulement le mouvement des ailes qui permet de rester dans les airs, mais les différences de pression autour de l’objet volant qui produisent la “portance”. Voler dépend aussi d’un tas d’autres trucs comme la vitesse, la surface portante, etc. en résumé : Fz =½ρV2SCz pour ceux que ça intéresse. Si la chouette hulotte, qui vole sans bruit avec de très légers mouvements, ne connait pas la formule, elle la met tout de même en pratique. En outre, elle maitrise aussi un autre domaine de la mécanique des fluides : le contrôle de l’écoulement.
En effet, et de façon contre-intuitive, c’est la régularité de l’écoulement de l’air au-dessus de l’aile qui assure la sustentation, si bien qu’on peut dire que les objets ou animaux volants ne sont pas portés mais aspirés par l’air. Pour que cet écoulement demeure le plus “laminaire” possible, la chouette dispose de petites barbules sur les premières rémiges, au bord d’attaque de l’aile. Ce “peigne” dirige les flux d’air parallèlement et ses plumes soyeuses maintiennent la couche d’air “collée” à la surface de l’aile.
Sans ailes et sans plumes soyeuses, le requin est aidé par la pression d’Archimède pour se maintenir entre deux eaux, mais il gagne en vitesse grâce au même principe : les microstructures des denticules cannelés qui couvrent sa peau dirigent le flux et réduisent frottement et turbulences. De façon contre-intuitive encore, être le plus lisse possible ne garantit pas une meilleure pénétration dans un fluide. Vernis rainurés pour les ailes des avions, revêtement pour les sous-marins : l’ingénierie multiplie les tentatives pour utiliser cet “effet riblet” à son avantage en vue d’augmenter la vitesse et de réduire la consommation d’énergie de ces engins.
La placide tortue verte, pourtant la plus rapide des tortues puisqu’elle peut atteindre les 35 km/h, semble assez peu préoccupée par ces questions. C’est bien malgré elle qu’elle a inspiré cet édito, car on ne peut pas empêcher Homo sapiens de se poser des questions et d’y répondre par des formules. Mais connaitre la formule n’enlève rien à l’émotion provoquée par la beauté de ce vol, resté gravé dans ma mémoire.