Lorsque l’on entre dans la cour du Collège de France, c’est un homme pensif, le pied négligemment posé sur le visage brisé d’un pharaon qui vous accueille. Ce grand savant français, c’est Jean-François Champollion, que tous les écoliers de France connaissent – du moins je l’espère – comme celui qui perça le mystère des hiéroglyphes égyptiens. Champollion est l’archétype du savant romantique napoléonien, surdoué et aventurier. Derrière la légende, le déchiffrement des hiéroglyphes lui couta la santé et la chute de Napoléon lui valut une disgrâce auprès des institutions, dont l’Académie.
On ne le dira jamais assez, il n’est pas bon de mêler opinions et recherche scientifique. C’est pourtant cette épée de Damoclès qui tremblote au-dessus de notre tête avec l’amendement n° 234 de la loi de programmation de la recherche adopté ce 29 octobre par l’Assemblée. Il stipule que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ».
On pourrait dire, comme le faisait Melville à tout autre propos : « L’ennui, pourtant, avec ce maître code, c’est son admirable brièveté, qui requiert un fort volume de commentaires pour l’interpréter. » Analyse de texte et définition des termes s’imposent donc : je lis dans le Larousse « Valeur : Ce qui est posé comme vrai, beau, bien, d’un point de vue personnel ou selon les critères d’une société et qui est donné comme un idéal à atteindre, comme quelque chose à défendre », ce qui me semble, à première vue, plus proche du domaine de l’opinion que de celui de l’objectivité.
Ce que me confirme l’efficace commentaire du collectif de 34 sociétés savantes qui réagit par un communiqué de presse le 31 octobre : « Les libertés académiques sont garantes d’une capacité d’analyse de notre monde indépendante de toute pression économique, politique, religieuse ou autre. Elles ne peuvent donc être soumises à une vision politique et ne doivent pas faire l’objet de décisions prises sous le coup de l’émotion née d’une actualité dramatique. » Appliquer un “point de vue” à l’étude des faits est l’exact opposé de l’objectif que s’est donné la science. Qui dira si la biofluorescence de l’ornithorynque est en accord avec les valeurs de la République* ? Les chercheurs devront-ils, comme Jean-François Champollion, se poser ce genre de question avant de diffuser leurs découvertes ? Alors en mission en Égypte (1828-1829) il écrit à son frère : « Jeté depuis six mois au milieu des monuments de l’Égypte, je suis effrayé de ce que j’y lis plus couramment encore que je n’osais l’imaginer. J’ai des résultats (ceci entre nous) extrêmement embarrassants sous une foule de rapports et qu’il faudra tenir sous le boisseau. »
* À l’heure où nous mettons sous presse, un communiqué du Sénat nous informe que le texte a été corrigé ainsi : « Les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs. » Pas tellement plus clair, mais sans “valeurs”.
Quant à l’adjectif “républicain” peut-être que le ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait, en septembre dernier au micro de RTL, que les élèves doivent s’habiller de “façon républicaine”, pourrait nous éclairer. Mais, finalement, l’adjectif n’est pas le plus important, il est interchangeable car les valeurs varient avec le temps et ceux qui les édictent. Alors pour ne pas tomber dans les excès que l’on dénonce chez d’autres, évitons de contraindre la recherche par des opinions, quelles qu’elles soient, par réaction et par repli.
La science n’est-elle pas une tentative de nous extraire du système des croyances, des opinions, ou des “points de vue” pour nous permettre de comprendre et voir le réel au plus proche de ce qu’il est ? Qui dit que Champollion ne sera pas un jour déboulonné de la cour du Collège de France pour ses accointances royalistes de jeunesse ou parce que ses bottes étaient trop bien cirées ?… selon que l’opinion jugera ce qui est vrai, beau ou bien.