Le 22 novembre 1875 – il y a 150 ans à l’impression de ces lignes – paraissait en librairie, après une première publication en feuilleton journalistique, L’île mystérieuse de Jules Verne. À travers cette nouvelle production des Voyages extraordinaires, le romancier s’attelait à un genre littéraire – la robinsonnade – qui, par définition, place une entité géographique, l’ile, au cœur d’une l’intrigue romanesque.
L’île mystérieuse raconte les aventures de cinq personnages (et d’un chien) prisonniers des sudistes pendant la guerre de Sécession aux États-Unis, et qui, après une évasion rocambolesque en ballon, sont pris dans une tempête qui les fait s’échouer sur une ile déserte du Pacifique. Le roman relate leurs trois années passées sur l’ile. Il décrit comment – en partie grâce aux connaissances techniques de l’ingénieur Cyrus Smith et au savoir encyclopédique en sciences naturelles du jeune Harbert – leur groupe vit de chasse et de collecte, puis s’adonne progressivement à l’agriculture, et réinvente – à son échelle – la société industrielle (incluant métallurgie, fabrication de verre et production d’électricité !). La survie des naufragés doit aussi beaucoup aux caractéristiques exceptionnelles de l’ile, baptisée Lincoln pour honorer le héros nordiste. En effet, sur ses quelque 250 km2, elle présente une diversité géologique étonnante où avoisinent terrains granitiques, volcaniques et sédimentaires (on y trouve également houille, minerais de fer et silex !). Sa biodiversité (pour utiliser un terme anachronique) apparait aussi pour le moins surprenante : la végétation voit cohabiter sapins et genévriers européens, érables d’Amérique du Nord et casuarinas, eucalyptus et kauris d’Australasie ! La faune n’est pas en reste, avec une ménagerie digne du zoo de Vincennes. Au hasard des rencontres et sans ratons-laveurs, y évoluent tétras, cabiais, mouflons, kakatoès, faisans, kangourous, agoutis, porcs-épics, jaguars, sangliers, renards des Malouines, etc.

Selon les calculs de Cyrus Smith, l’ile Lincoln, dont la superficie avoisine celle de Malte (soit environ 250 km2), serait située à environ 150° de longitude ouest et 35° de latitude sud, soit au sud des iles de la Société (Tahiti), à 3 300 km à l’est de la Nouvelle-Zélande, loin, donc, de toute route maritime.
Nul besoin d’être calé en écologie pour comprendre qu’une telle ile ne peut exister que dans l’imagination fertile d’un romancier. En effet, les êtres vivants ne se rencontrent pas de façon aléatoire à la surface du globe. C’est ce que nous dit la biogéographie. En 1875, cette science, dont le rôle est d’étudier la distribution des espèces et les mécanismes de sa mise en place, était encore dans les limbes. Alfred Russell Wallace ne publiera son Island Life qu’en 1880 et on ignore si l’auteur de L’île mystérieuse a lu les écrits d’un de Candolle, précurseur de la biogéographie des plantes.
Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que Jules Verne était conscient de l’impossibilité de son ile. En témoignent les mots qu’il prête au journaliste Gédéon Spilett : « Il est certain, d’après ce que nous avons vu, que les animaux sont nombreux dans l’île, et, ce qui est plus bizarre, que les espèces y sont extrêmement variées. Il y a une raison à cela, et pour moi, c’est que l’île Lincoln a pu faire autrefois partie de quelque vaste continent. » À son tour, le marin Pencroff interpelle sur le caractère invraisemblable de l’ile : « Cyrus, croyez-vous qu’il existe des îles à naufragés, des îles spécialement créées pour qu’on y fasse correctement naufrage ? ». Pour l’auteur, façon de dire que la diversité géologique et biologique de Lincoln est avant tout un ingrédient essentiel à la trame narrative.

En japonais, “ile” qui se traduit par shima est figuré par l’idéogramme (kanji) 島 qui est composé de deux parties signifiant respectivement “montagne” et “oiseau”.
À l’origine, il représentait un oiseau perché sur une montagne, évoquant l’image d’une ile émergée de la mer.
L’ile-paradis de Linné
La mystérieuse ile de Jules Verne, qui rassemble sur un espace réduit un condensé des flores et faunes mondiales, évoque pour cela une autre ile, imaginée par Linné (1707-1778) et sur laquelle ce dernier faisait reposer les fondements d’une théorie biogéographique avant l’heure, inexacte mais non dépourvue de cohérence. Surtout connu, pour la nomenclature binomiale toujours en vigueur, comme le fondateur de la taxonomie moderne, Linné s’intéresse aussi à la distribution géographique des organismes vivants et à ses causes. Il se demande pourquoi certaines espèces vivent en Laponie et d’autres au sud de l’Europe et comment on en est arrivé à cette répartition. Selon sa vision créationniste, tous les êtres vivants qui lui sont contemporains et vivent dans des contrées distinctes sous des climats différents avaient dû, au temps d’Adam et Ève, cohabiter avec ces derniers en un même lieu, le Paradis terrestre. Mais comment des espèces adaptées à des conditions climatiques très contrastées pouvaient-elles se retrouver rassemblées en cet endroit ? Le savant suédois propose une version du Paradis : « […] le Continent des premiers âges du monde était recouvert par la mer, à l’exception d’une île unique située au milieu de cet immense océan ; où tous les animaux vivaient commodément, et où tous les végétaux étaient produits avec la plus grande luxuriance. » Il imagine une ile « située sur l’Équateur » et suppose « qu’une montagne fort élevée ornait ses plaines superbes » ; ainsi, les espèces requérant un climat chaud pouvaient vivre dans les parties basses et celles adaptées au froid habiter la montagne. Pour ce scénario, Linné peut s’appuyer sur les écrits d’un Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708) qui avait observé qu’en montagne les plantes se répartissent en altitude tout comme elles se distribuent, ailleurs, selon un gradient de latitude.

L’idée linnéenne d’un paradis terrestre insulaire et d’une dispersion des espèces sur l’ensemble du globe à partir de cette ile primordiale, se retrouve au XIXe siècle (sous une autre forme) chez un savant par ailleurs promoteur des idées de Darwin, Ernst Haeckel. Dans son Histoire de la création des êtres organisés, d’après les lois naturelles, paru en 1877, il imagine un ancêtre de tous les humains actuels et retrace, sur une carte mondiale, une histoire des déplacements et de l’évolution des populations humaines… dans une perspective bien marquée par des préjugés racistes. Toutes les variétés d’humains (dont certaines qualifiées par Haeckel de “dominantes”) ont comme origine géographique un Paradis perdu (qualifié aussi de Lémurie), localisé au niveau de l’océan Indien. Figure extraite de la version anglaise.
Pour Linné donc, le Paradis terrestre n’était pas simplement une ile, c’était l’ile unique et primordiale. Cette ile-paradis s’est ensuite progressivement étendue, par émersion des fonds marins, jusqu’à ce que les terres émergées correspondent à ce qu’elles sont de nos jours. Les créatures animales et végétales (ces dernières via la propagation de leurs graines) n’ont eu qu’à accompagner cette extension, pour in fine se retrouver, chacune d’entre elles, sous les latitudes et les climats qui leur convenaient.
Avec les contributions notables de Wallace au XIXe siècle et de Robert MacArthur et Edward O. Wilson au XXe (voir “La biogéographie : comprendre le peuplement des iles lointaines”, p. 16), la biogéographie moderne apporte des réponses à la répartition des êtres vivants qui ont peu à voir avec l’ile originelle de Linné. Néanmoins, l’ile – ou plutôt les iles – continuent de revêtir, pour les biogéographes, les écologues et les biologistes de l’évolution, une importance fondamentale.
Les articles de ce dossier en témoignent. À plusieurs reprises, les iles y sont qualifiées de “laboratoires”, dans le suivi de la colonisation par le vivant d’une terre surgie des flots, dans l’étude des processus de spéciation à l’œuvre sur un archipel et, enfin, quand des hommes, en assemblant les pièces d’un écosystème composite, créent ce qui finit par ressembler… à une ile impossible (voir “Ascension ou la montagne reverdie”, p. 52).




