Savez-vous ce qui se passe lorsque vous envoyez un mail ? Croyez-vous que les machines communiquent entre elles comme le fait le postier, en allant directement à l’adresse indiquée sur l’enveloppe ? Non, lorsque ce mail dont dépend votre avenir, ciselé comme du Flaubert, est expédié à votre patron, il est pulvérisé sur la toile, balancé sans ménagement en de multiples petits “paquets” de données binaires dans l’espace numérique, n’importe où, au hasard. Flippant non ? Les machines communiquent dans notre dos avec des chiffres, les “http://www…” ou les “@Demaesmaker.com” ne sont qu’une façon de se faire comprendre de nous et correspondent pour elles à ce que l’on appelle une adresse IP. Cette suite de nombres séparés par des points est la seule chose que vos précieux petits “paquets” ont en commun. Chacun d’entre eux “cherche” l’adresse IP que vous avez indiquée – sans savoir que c’en était une – et arrive à une première adresse, erronée, un routeur à Boston ou à Tombouctou. Cette machine lui indique l’adresse qu’elle connaît la plus proche de celle qu’il cherche, et ainsi de suite, de proche en proche jusqu’à ce que votre mail se reconstitue là où on l’attend et tout ceci presque instantanément. Le “packet switching”, inventé en 1962, est le principe fondateur de ce qui deviendra plus tard le World Wide Web, réseau qui fonctionne encore aujourd’hui grâce à cette trouvaille de Paul Baran…
Que s’est-il passé dans le cerveau malade des informaticiens pour inventer un système aussi tordu ? Ils ont simplement répondu à la demande de l’US Air force : créer un réseau de communication décentralisé capable, en quelque sorte, de “résilience”, c’est-à-dire un réseau où la destruction de plusieurs machines ne mettrait pas en péril la possibilité de communication entre les autres et où n’importe quelle nouvelle machine pourrait venir se “greffer”.
Il n’est pas dit si Paul Baran s’est inspiré du monde vivant pour créer ce système, mais ce principe d’essai-erreur, ce réseau capable de faire des dérivations en cas de problème me fait irrésistiblement penser à certains mécanismes évolutifs ou neuronaux. Je me plais à penser que cet esprit matheux et rationnel est arrivé à cette solution contre-intuitive, semblant aléatoire et menée par le hasard, simplement parce que c’était la plus efficace.
Avec son apparent chaos, le vivant est donc efficace, puisqu’il est. Ainsi, le paresseux, avec ses quelques respirations par minute, sa dizaine d’heures de sommeil par jour, survit-il dans les forêts les plus dangereuses de Guyane. Ainsi, cette peluche de quelques dizaines de grammes, le microcèbe, issu d’une “famille” âgée de 50 millions d’années, fait-elle preuve de capacités d’adaptation extraordinaires. Parce qu’elles se sont développées sur d’inconcevables durées, ces évolutions ont abouti à des formes de vie contre-intuitives (pour notre imagination limitée) d’une efficacité redoutable, gérant au plus juste leurs sources d’énergie, développant des collaborations improbables avec d’autres espèces et représentant un potentiel de connaissances que la recherche commence à peine à entrevoir.
Internet est un réseau bien limité si on le compare au nombre inconcevable d’interactions imbriquées du vivant. Les machines ne sont pas vivantes, même si les scénaristes de Star Trek, Matrix ou Real humans ne se sont pas privés de l’imaginer, mais peut-être est-ce seulement parce que le temps leur a manqué…