Le 4 février 1912, Franz Reichelt, tailleur pour dames, juché sur un tabouret lui-même en équilibre sur une table, se penche au-dessus de la balustrade du premier étage de la tour Eiffel. Il a 33 ans et il fait froid.
À une date indéterminée, un oison bernache nonnette allonge son cou à l’aplomb d’une falaise perdue de l’Arctique. Il est né il y a quelques jours et il fait froid.
Après avoir paradé un instant, l’homme ouvre les bras et un étrange costume se déploie lourdement autour de lui. Sans autre forme de procès, l’oisillon duveteux étire ses deux petits moignons en piaillant.
Tous deux hésitent… puis finalement s’élancent. En poussant sur ses courtes pattes, la petite oie se projette le plus loin possible de la paroi. Franz Reichelt se laisse tomber comme une pierre à la verticale de la balustrade. L’oisillon stabilise sa trajectoire un moment, les membres tendus à l’extrême, puis heurte la falaise pour rebondir plusieurs fois : la chute est interminable, le spectateur crispe les mâchoires, l’issue fatale ne fait pas le moindre doute.
En quelques secondes, suivant une trajectoire parfaitement rectiligne, l’inventeur s’écrase 60 mètres plus bas. Le public est médusé, la brièveté de la chute ne lui a pas laissé le temps d’espérer un autre dénouement. Comme par miracle, finalement arrêté par un ressaut plus de 120 m plus bas, l’oison s’ébroue entre ses parents, étourdi mais vivant.
Des hommes en haut-de-forme mesurent la profondeur du trou laissé par l’impact du corps de l’inventeur qui ne se relèvera plus. L’homme avait convoqué les journalistes, pas l’oiseau, mais tous deux ont été filmés.
Quelle “morale” tirer de ces deux histoires ? Faut-il s’extasier de l’extraordinaire résistance de cette petite chose duveteuse et se moquer de l’entreprise insensée de l’homme-oiseau ? Ou bien faut-il y voir le sacrifice d’un inventeur au profit d’autres vies (il cherchait à mettre au point un parachute pour les aviateurs) et, dans l’oiseau miraculé, l’un des aspects les plus cruels de la sélection naturelle (c’est la nourriture dont le privent désormais ses parents qui pousse le petit à tenter un vol qu’interdisent son duvet et ses trop courtes ailes) ? Fâcheux dilemme.
Notre interprétation du monde suit toujours nos idées préconçues et l’une des pentes naturelles les plus glissantes de notre esprit est notre propension à tout simplifier pour tout catégoriser, tout opposer. En ces temps troublés où la planète s’effondre sur elle-même, il est plutôt de bon ton de vilipender l’humanité et de ne voir, dans ses inventions, que sa volonté de soumettre ce monde à son petit confort personnel. C’est vrai, l’humanité fait cela, mais pas seulement. À ceux qui ne voient dans l’homme que le cancer de la planète, je souhaite d’entrevoir combien est délétère cette position manichéenne (et schizophrène). À ceux qui pensent que nous sommes les maitres du monde et qu’il se pliera à notre volonté, je souhaite qu’ils puissent (enfin) ouvrir les yeux sur les faits.
Tentons de conserver un peu de bienveillance pour notre propre espèce à défaut de quoi tout mourra autour de nous pendant que nous nous frapperons encore la poitrine en scandant « c’est ma très grande faute ». Souvenons-nous qu’il n’y a pas que l’orgueil qui a poussé le tailleur à tenter ce saut hasardeux, mais aussi la curiosité et la volonté de sauver des vies. C’est peut-être grâce à ce trait, très développé chez Homo sapiens, que nous n’avons pas à faire subir une épreuve mortelle à nos enfants pour choisir lequel d’entre eux aura le droit de vivre.
C’est à cette curiosité, que vous devez de tenir les cent somptueuses pages de cette merveilleuse revue… et à mon orgueil que vous devez ces superlatifs. C’est bien à elle aussi que vous devez les voyages arctiques de Jean-Pierre Sylvestre à la poursuite d’un animal fabuleux, le plus étrange cétacé de la planète. Alors, pour éviter la chute mortelle, il faut rejeter les jugements trop simplistes, aimer les ingénieurs et les oiseaux et user à bon escient de notre besoin de savoir, d’inventer et de construire.