L’Antarctique fut dessinée bien avant d’être vue, rêvée avant même d’être approchée. Aristote pensait que pour équilibrer un globe si chargé de terres en haut – celles où il habitait – il devait bien y avoir “quelque chose” en bas. Nommé Ant-Arctique par opposition à l’Arctique, ce monde d’en bas n’a été longtemps que le négatif du monde d’en haut : une sorte d’anticontinent.
Toutes les conjectures sur ce monde-miroir se basent alors sur le monde connu que, dans l’Antiquité, on imagine entièrement habitable et habité. La preuve en est que, lorsque le navigateur grec Pythéas décrit les brumes et les glaces du septentrion, il ne fait que provoquer l’hilarité générale. Avec la théorie de la terre plate imposée par les docteurs de l’Église au Moyen Âge, il devient inutile de rééquilibrer le globe et la Terra australis incognita disparait des cartes. Avec la Renaissance renait le doute et le continent austral apparait puis disparait au gré des hésitations. En tout état de cause, et pendant plus de vingt siècles, les contours du continent fantôme onduleront en fonction de l’humeur des cartographes.
En lieu et place d’un continent, les premiers explorateurs qui approchent le cercle polaire au XVIIIe siècle ne trouvent que des iles. Leurs noms de baptême : iles Froides (archipel du Prince-Édouard), iles Arides (archipel de Crozet) ou ile de la Désolation (Kerguelen) en disent long sur l’état d’esprit de ces découvreurs. Si les baleiniers et les chasseurs de phoques tournent déjà autour depuis longtemps, on s’accorde à dire que personne n’a vu le continent austral avant la date avancée de 1820, soit à peine vingt ans avant que Dumont d’Urville n’y pose le pied.
Il faudra attendre d’être capable d’envoyer des engins dans l’espace pour faire le portrait de ce continent masqué par les glaces depuis 35 millions d’années. Des cartes que le changement climatique redessine aujourd’hui, si bien qu’on est en droit de se demander si la dernière carte de l’IGN, réalisée en 2007 à l’occasion de l’Année polaire internationale, n’est pas déjà tombée dans le domaine historique.
Mais ce n’est pas le seul problème que nous avons rencontré avec Arnaud Rafaelian – dont le talent s’exprime, entre autres, dans la réalisation des cartes d’Espèces -, pour vous présenter cette partie du monde. Comment situer Saint-Paul et Amsterdam qui se trouvent au large de… rien ? Comment montrer précisément, sur un petit bout de papier, les Terres australes et antarctiques françaises qui regroupent des iles aussi éloignées que Kerguelen, à 2 000 km de l’Antarctique et Tromelin, à quelques encablures de Madagascar ? Et ceci en sachant que les espèces dont nous vous parlons ne respectent aucunement les limites administratives ! Sur les planisphères habituels, l’Antarctique se déforme en largeur, sur les vues des pôles, l’Afrique et l’Australie sont à peine reconnaissables. Les antipodes ne nous résistent pas seulement par leur climat extrême, mais aussi par la difficulté à (se) les représenter. C’est sans doute pour cela que, malgré le froid et les vents violents qui les tourmentent sans cesse, l’albatros à sourcils noirs et le gorfou sauteur y coulent encore des jours paisibles.