Faut être bête comme l’homme l’est si souvent
Dans ma maison
Pour dire des choses aussi bêtes
Que bête comme ses pieds gai comme un pinson
Le pinson n’est pas gai
Il est seulement gai quand il est gai
Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste
Est-ce qu’on sait ce que c’est un pinson
D’ailleurs il ne s’appelle pas réellement comme ça
C’est l’homme qui a appelé cet oiseau comme ça
Pinson pinson pinson pinson
Comme c’est curieux les noms
Jacques Prévert
De grands yeux craintifs sous une paire d’oreilles démesurées, c’est d’abord ce qui a attiré mon regard chez le bouquiniste où je l’ai rencontré. Il posait sous un palmier tourmenté, tranquillement assis sur son derrière. Une pierre plate semblait avoir été déposée là, à sa seule attention, pour lui servir de piédestal. Sa parenté flagrante avec le renard du Petit Prince éveilla mon intérêt et je cherchai sitôt à connaitre son identité (dans le projet de l’apprivoiser). Malheureusement – et heureusement pour l’histoire – au-dessus de sa tête on ne lisait que : Tom. III. Pl. XIX pag. 148 et, à ses pieds : “L’Animal anonyme”. Autant dire que ma curiosité était à son paroxysme et que je repartis fissa avec lui, roulé sous le bras.
“L’Animal anonyme” et non “animal anonyme”. Ce n’était pas un animal anonyme parmi d’autres, pas n’importe quel inconnu parmi des centaines d’inconnus, c’était celui-là, le seul, l’unique, qui était délibérément désigné comme ne portant pas de nom.
Suivons la piste de l’anonyme : cette planche reproduit l’une des 2000 illustrations de l’Histoire naturelle générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, du comte de Buffon, dont les 36 volumes sont parus entre 1749 et 1789. Une entrée sans nom dans une telle encyclopédie tient de la pataphysique car elle en contredit le principe même ! Le travail d’un naturaliste n’inclut-il pas de donner des noms aux animaux qu’il rencontre ? En commentaire, Buffon écrit : « L’animal anonyme. Cet animal, dont nous ignorons le nom, et que nous appelons l’anonyme en attendant qu’on nous dise son nom, a quelques rapports avec le lièvre, et d’autres avec l’écureuil. » Doit-on blâmer Buffon pour sa paresse ou bien le féliciter pour sa prudence ? Au xviiie siècle, même le moins humble et le plus célèbre naturaliste du monde peut envisager qu’un autre ait pu nommer un animal sans qu’il en ait eu connaissance. En effet, Buffon ne connait cet animal que par la description amoureuse qu’en a fait le grand explorateur des sources du Nil : M. J. Bruce. « […] C’est un très-joli animal ; sa couleur est d’un blanc mêlé d’un peu de gris et de fauve clair ; l’intérieur des oreilles n’est nud que dans le milieu ; elles sont couvertes d’un petit poil brun mêlé de fauve, et garnies en dedans de grands poils blancs […] et tout le poil, tant du corps que de la queue, est très-doux au toucher. »
Les discussions seront vives entre Desmarest, Geoffroy Saint-Hilaire et même Cuvier sur la question de la parenté de l’anonyme qui balancera longtemps entre la hyène et le lapin, le genre Canis et le genre Vulpes sans trouver consensus si ce n’est sur la douceur de son poil. Aujourd’hui l’anonyme n’en est plus un, c’est un fennec, un petit renard, le plus petit canidé du monde… et sans doute le plus doux. On trouve aujourd’hui encore des traces de son histoire taxonomique tumultueuse dans le Littré, à l’entrée “Fennec” on lit : “dit anonyme par Buffon”. Oubliant tous les noms qu’il a pu porter on ne retient que celui qu’on ne lui a pas donné.
Vous trouverez beaucoup d’êtres aux noms étranges dans ce numéro : un oiseau qui porte le nom d’un fruit (ou inversement), un arbre celui d’un militaire, un dragon insulaire, une hyène peinte… À l’heure où il ne restera bientôt de beaucoup d’espèces que leurs noms, tous ces noms nous parlent de la façon dont notre perception du vivant a évolué, comment ces animaux et ces plantes ont émergé dans notre histoire, comment nous nous les sommes parfois appropriés en les renommant. Ils nous rappellent aussi que des millions d’anonymes existent qui n’ont ni besoin de nous, ni de nom, pour vivre.
Dans son cadre, sous son verre, l’animal anonyme est préservé tant que je vivrai et qu’il m’évoquera tous les autres animaux sans nom, non seulement, mais aussi les sources du Nil, une panne dans le désert, les batailles taxonomiques enrobées de formules de politesse, le temps où l’on décrivait les animaux avec des adjectifs liés par un tiret comme “très-joli”.